CAMBODGE - Une vie sur l'eau
Le Tonlé Sap est la plus grande étendue d’eau douce de l’Asie du Sud-Est. Les Khmers l’appellent « Boeung Tonlé Sap » qui signifie « grand lac » ou « grande rivière d’eau douce » selon qu’on parle de l’un ou l’autre de ses éléments indissociables. Le lac Tonlé Sap est situé dans une dépression géologique en plein centre du Cambodge. La rivière Tonlé Sap est un cours d’eau sans source hydrographique qui relie les eaux du lac à celles du fleuve « Mère des Eaux » le Mékong.
Le Tonlé Sap est le site d’un phénomène hydrologique unique au monde. Lac et rivière y inversent leurs rôles deux fois par an, au rythme imposé par les saisons, celui des crues et décrues du « Fleuve Mère » de la péninsule indochinoise.
En fin de saison sèche (au mois d’avril) le lac Tonlé Sap est un réservoir peu profond (environ 1m) sur 2.700 km2 de superficie. La rivière s’en écoule alors paisiblement vers le Sud, vers le Mékong qu’elle rejoint aux alentours de Phnom Penn.
À partir du mois de mai, les eaux du Mékong, déjà gonflées de la fonte des neiges himalayennes à sa source, grossissent encore des nombreuses pluies de moussons des pays traversés. Ces incroyables quantités d’eau parviennent alors à inverser le courant habituel de la rivière pour remonter vers le Nord et submerger totalement la zone dépressionnaire du lac. Le Tonlé Sap peut alors atteindre, en fin de saison des pluies, une profondeur de plus de 9 mètres, une superficie de plus de 16.000 km2, et une contenance totale multipliée par 70 ! Chaque année (en novembre) le début de la saison sèche est marqué par une nouvelle inversion du courant, un retour à la normale en somme. Le paisible écoulement du Tonlé Sap vers le Mékong.
Au delà d’une simple homonymie, l’utilisation d’un même vocable pour le lac et la rivière Tonlé Sap est un révélateur d’une réelle impossibilité humaine (et pour cause !) à en déterminer les limites respectives. Les hommes « modernes » ont classé le Tonlé Sap en « réserve biosphère » de l’UNESCO en 1997 mais les origines du phénomène sont, naturellement, bien antérieures à toute l’Histoire humaine.Le Tonlé Sap est un bienfait de la nature. Ses eaux représentent l’un des plus grands sites de pêche en eau douce du monde et ses terres, cultivées entre les périodes d’inondations annuelles, profitent d’une richesse exceptionnelle en sédiments et autres alluvions déposés. Les six millions d’individus du peuple Khmer d’aujourd’hui sont, comme tous leurs ancêtres, directement concernés par les ressources alimentaires produites. Le Tonlé Sap a influencé la construction de plusieurs villes importantes sur ses contours. Phnom Penn (la capitale) et Udon (la précédente) sont établies au Sud-Est, dans sa zone de confluence au Mékong.
Battambang, deuxième ville du pays, est située aux abords Nord-Ouest du lac.
Au Nord-Est, les ruines de la fabuleuse cité d’Angkor témoignent de l’importance primordiale du Tonlé Sap aux valeurs d’une civilisation toute entière. L’éternel recommencement du miracle des crues et décrues annuelles a surement inspiré bon nombre de leurs croyances fondamentales liées à la fécondité de l’eau. Quelques traces subsistantes d’un gigantesque réseau de canaux et de réservoirs permettent aussi d’affirmer que le mouvement perpétuel des eaux du Tonlé Sap a certainement dû inspirer leur génie civil.
La remarquable perfection du système hydrographique d’Angkor correspondrait à l’apogée de sa civilisation et, selon toute vraisemblance communément admise, l’eau serait aussi à l’origine de son déclin. Une inondation, plus forte que les autres, aurait emporté bon nombre des ouvrages impuissants à contenir et à canaliser l’ampleur catastrophique du phénomène. Nul ne sait jusqu’où le Tonlé Sap a poussé ses limites cette année là. Toujours est-il que les envahisseurs Thaïs ont saisi cette opportunité pour entamer l’anéantissement du reste de la civilisation Angkorienne.
Abandonnée par les hommes, quelques décennies auront suffit à la forêt tropicale pour y reprendre ses droits. Certains de ses trésors ont été engloutis à tous jamais par la jungle et rares sont ceux qui ressortent intacts de cette invasion naturelle. D’autres ont été pillés, émiettés, disséminés par des hommes sans scrupules. Certains des vestiges de la civilisation disparue témoignent aujourd’hui d’une irréversible allégeance au règne végétal. Banyans ou fromagers ont, semble-t-il, supplanté la présence humaine pour faire valoir des actes de propriété de nature arboricole sur des murs de pierres taillées…
La cité d’Angkor est, elle aussi, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO et c’est bien l’Humanité toute entière qui semble, chaque jour, s’y trouver rassemblée. Malgré l’ampleur titanesque de la tâche, la préservation du site est belle et bien entamée. Témoin fantastique des ambitions humaines passées, Angkor est devenue l’une des destinations touristiques les plus visitées du monde mais elle est, et restera, à tout jamais inhabitée.
Sur le Tonlé Sap, tout à côté, rien (ou presque) n’a changé depuis des siècles… Sédentaire ou nomade, la vie courante des hommes s’est adaptée aux changements de niveau et de sens du courant de l’eau. Certaines maisons sont construites sur des hauteurs vertigineuses de pilotis, à plus de 10m du sol, ou du fond, suivant le cas. D’autres sont flottantes, arrimées les unes aux autres en villages tout entiers. Des bidons de plastique ont quelque peu remplacé le bambou de leurs ancêtres et quelques pirogues sont bien équipées de moteurs mais le niveau de vie de la population n’évolue que très lentement, contrairement au niveau d’eau.
Les Khmers en général – et les habitants du lac en particulier – ont toujours fait preuve d’une imagination débordante et d’une faculté d’adaptation hors du commun. Leur simplicité naturelle et leur vivacité d’esprit se dévoilent dans leur langue (bien plus facile à aborder que les langues tonales de leurs voisins Thaïs, Vietnamiens ou Laos). Les villages flottants du Tonlé Sap sont truffés d’exemples représentatifs des solutions apportées par l’esprit créatif des Cambodgiens aux problèmes courants. Potager, basse-cour, école et magasins, même l’église et la pompe à essence sont adaptés aux impératifs nécessaires de flottabilité. Le traditionnel enclos d’élevage de crocodile faisait lui aussi partie du voyage mais il est en bonne voie de disparition. Le commerce des peaux (frappé d’interdiction par des lois internationales) a été judicieusement remplacé peu à peu par l’artisanat des jacinthes d’eau. En plus d’une raison économique évidente pour ses habitants, la vannerie et le tressage de ses fibres servent aussi les intérêts écologiques des eaux du lac en limitant la prolifération de cette plante envahissante.
Malgré l’attirance du confort moderne des villes, plusieurs milliers de familles vivent encore en harmonie avec la faune, la flore et les eaux changeantes du Tonlé Sap. Les souvenirs de mes rencontres avec ce « peuple de l’eau » sont particulièrement chers à mon cœur de voyageuse photographe. Tous ces petits bonheurs d’une vie simple : les hommes pèchent, les femmes cuisinent (merveilleusement bien !) ou tressent des jacinthes, les enfants jouent, s’égaient ou s’ébrouent… Je repense toujours à chacun des instants passés là-bas, chaque transport en pirogue, chaque repas dégusté, chaque heure passée dans un hamac à rêvasser comme à celui d’une nouvelle joie paisible, d’un nouveau plaisir partagé.
Malheureusement l’équilibre du Tonlé Sap est aujourd’hui gravement menacé. Comme ailleurs sur notre planète, l’augmentation des besoins énergétiques et des ambitions économiques risque fort d’avoir raison de la fragilité de cet écosystème. La construction de barrages sur le partie haute du Mékong a déjà contribué à la destruction de la biodiversité depuis plusieurs années. La mise en œuvre de ces ouvrages sont la fin annoncée du mouvement perpétuel millénaire des eaux du Tonlé Sap et l’inexorable disparition de sa biosphère. Il est tant d'alerter l'Opinion publique pour que les festivités de « Bom Om Touk » (Fête de l’Eau) puissent encore rassembler les Khmers au moment du renversement du sens du courant (en novembre) pendant bien des années. Pour qu’encore bien d’autres générations puissent vivre dans ce havre de paix, cette incomparable population lacustre tout au long de l’année, les Khmers du Tonlé Sap.